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Galilee
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De la misere symbolique t2. la catastrophe du sensible - vol02
Bernard Stiegler
- Galilee
- 7 Avril 2005
- 9782718606347
L'artiste est une figure exemplaire de l'individuation psychique et collective, telle qu'un je n'est qu'au sein d'un nous, et telle qu'un nous est constitué à la fois par le potentiel sursaturé et tendu du fonds pré-individuel que suppose ce processus, et par des dia-chronies en quoi consistent les je à travers lesquels il se forme.
Ce processus est un flux lui-même constitué de tourbillons : les tourbillons sont des flux en spirales formant au sein du flux des contre-courants sans fin. ces contre-courants reconduisent cependant au courant par leurs courbures singulières, et sont ainsi - à contre-courant - la réalité du courant dominant. un artiste est un tourbillon d'un type particulier dans ce flux : il est investi d'une tâche dans la préparation du fonds pré-individuel des je et des nous à venir.
Et, en même temps, il est un opérateur de trans-individuation du pré-individuel disponible : il crée des oeuvres, c'est-à-dire des artefacts, qui ont pour caractéristique d'ouvrir l'à-venir comme singularité de l'indéterminé par un accès au refoulé qui trame la puissance de ce qu'aristote nommait l'âme noétique, et comme sa possibilité - qui n'est que par intermittences - de passer à l'acte. c'est un accès au sauvage.
Le sauvage, comme double tendance d'un fonds pulsionnel liable, est ce que le désir sublimé apprivoise mais ne domestique pas. et le sauvage, non sublimé, retourne à sa pure sauvagerie. l'art, et l'esprit oú il advient, sont les noms de cette sublimation, et ils sont aujourd'hui gravement menacés. ce qui signifie que le sauvage brut est partout menaçant. ce livre présente le projet d'une organologie générale et d'une généalogie du sensible - en vue de penser ultimement la sauvagerie de notre temps.
Il poursuit l'analyse qui a été avancée dans des ouvrages antérieurs de l'économie libidinale propre au capitalisme hyperindustriel, principalement à travers la question de l'art, comme liquidation de l'économie de la sublimation sous toutes ses formes. il s'agit de fourbir des armes : de faire d'un réseau de questions un arsenal de concepts, en vue de mener une lutte. le combat à mener contre ce qui, dans le capitalisme, conduit à sa propre destruction, et à la nôtre avec lui, constitue une guerre esthétique.
Elle-même s'inscrit dans une lutte contre un processus qui n'est rien de moins que la tentative de liquider la " valeur esprit ", comme disait valéry.
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l'évolution du système techno-scientifique mondial forme la base du devenir des sociétés humaines et constitue une individuation au sens défini par simondon.
mais le devenir en quoi consiste cette individuation n'est possible qu'à la condition de se transformer en avenir par son insertion dans le processus d'une individuation psychique et collective. c'est ce que j'ai développé dans la technique et le temps. après la publication de aimer, s'aimer, nous aimer. du 11 septembre au 21 avril, il m'a parfois été dit que le ton de mes ouvrages était devenu " pessimiste ", et que j'avais, en fin de compte, modifié ma compréhension de la question de la technique et de la technologie.
or, j'ai toujours écrit que le devenir du système technique nécessitait, pour devenir l'avenir de la société oú il se produit, un double redoublement épokhal, c'est-à-dire une double interruption du cours ordinaire des choses : dans ce processus complexe qu'est l'individuation psycho-sociale, une mutation technique suspendant un état de fait dominant - ce qui est la première épokhè, la première suspension de l'ordre établi -, il faut que la société opère une seconde suspension pour que se constitue une époque à proprement parler, ce qui signifie : pour que s'élabore une pensée nouvelle se traduisant dans de nouveaux modes de vie, et, autrement dit, que s'affirme une volonté nouvelle d'avenir, établissant un nouvel ordre - une civilisation, une civilité réinventées.
dans le présent ouvrage, il s'agit d'examiner ce qui empêche que s'accomplisse ce double redoublement comme invention de nouveaux modes de vie. cet empêchement induit une décadence des démocraties industrielles. l'hypothèse générale est que le modèle industriel mis en oeuvre depuis le début du xxe siècle, et qui repose sur la partition production/consommation, est devenu totalement caduc, et conduit dans une impasse le capitalisme et les démocraties oú il se développe.
un signe de cette impasse et de la déchéance qui s'y produit est la crétinisation des consommateurs délibérément organisée par les chaînes de télévision. une pensée n'a de sens que si elle a la force d'ouvrir à neuf l'indétermination d'un avenir. mais cet avenir ne peut donner de nouveaux modes de vie que si ces vies constituent de nouveaux modes d'existences : la vie humaine est une existence. or, la situation présente est caractérisée par le fait que cela ne se produit pas, et qu'à la création nécessaire de ces nouveaux modes d'existence s'est substitué un processus adaptatif de survie d'oú disparaissent les possibilités mêmes d'exister, rabattues sur de simples modalités de la subsistance - oú l'on vend " du temps de cerveau humain ".
c'est ce que j'ai appelé la misère symbolique, que j'analyse ici comme prolétarisation généralisée. l'homme peut sans doute subsister sans exister. je crois cependant que cette subsistance n'est pas durable : elle devient rapidement psychiquement et socialement insupportable, parce qu'elle conduit inexorablement à la liquidation du narcissisme primordial. et cette liquidation conduit elle-même à celle de la loi.
c'est-à-dire de ce qui constitue la condition d'un démos : la différence du fait et du droit. le modèle industriel caduc liquide ainsi le politique, et il fait de la démocratie une farce dont ne peuvent surgir que mécréante et discrédit.
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Pour une nouvelle critique de l'économie politique
Bernard Stiegler
- Galilee
- 19 Mars 2009
- 9782718607979
Plongés au coeur d'une crise sans précédent historique celle d'un capitalisme devenu planétaire - nous débattons de ce qui la caractérise, et des conditions pour en sortir au plus vite : d'autant plus vite que les ravages terrifiants qu'elle engendre pourraient évidemment conduire à des menaces géopolitiques d'une ampleur encore inconnue. Au centre de ces débats se loge une contradiction dont nul ne semble avoir conscience - ou vouloir prendre conscience dans les mondes de l'économie et de la politique : c'est que le principal facteur de la crise est l'épuisement du modèle consumériste. Celui-ci, devenu intrinsèquement toxique, fait système avec la destruction de l'investissement par un capitalisme hyperspéculatif à tendance mafieuse, et repose sur ce qu'il faut appréhender comme une bêtise systémique. L'inconscience dont il s'agit est en vérité l'un des effets les plus graves, dans la nouvelle situation créée par la crise, de la bêtise sécrétée par le modèle consumériste tel qu'elle se trouve renforcée par ce qui constitue aussi, dans ce contexte, un refoulement le refoulement d'une réalité qui place les sociétés hyperindustrielles devant ce qui se présente comme un paradoxe. Car s'il faut évidemment relancer la machine économique par l'investissement et par la consommation pour éviter une dépression mondiale qui engendrerait une terrible aggravation des injustices sociales, déjà intolérables et dont l'horizon malheureusement probable serait un conflit mondial, le faire par la simple reconduction du modèle consumériste qui est à l'origine de la crise ne pourrait qu'aggraver encore la situation. S'il faut relancer la consommation, cela ne peut être qu'en vue de soutenir des investissements dans un nouveau modèle industriel, non consumériste et porté par une politique publique mondialement concertée : l'enjeu est un New Deal en ce sens - pour lequel Keynes ne saurait suffire et où Freud doit être convoqué. La question est celle de l'investissement au-delà de la consommation, c'est-à-dire aussi tel qu'il doit être repensé au regard de ce que ce terme signifie depuis Freud - extension de l'économie de l'investissement qui doit conduire à une nouvelle façon de penser le travail. Ce petit ouvrage est consacré à l'examen des éléments axiomatiques étayant cette analyse. Il tente d'esquisser les fondements d'une économie de la contribution. Il invite la philosophie contemporaine à réévaluer la question de l'économie et de sa critique - une nouvelle critique de l'économie politique fondée sur une critique de l'économie libidinale au moment où l'économie libidinale capitaliste est devenue structurellement pulsionnelle.
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La place que j'ai accordée à la technique dans ma pensée a été ménagée par le fait que j'ai adopté dès ma jeunesse de lycéen une vision matérialiste de la chose politico-philosophique.
Je me considère encore matérialiste, bien que voyant dans le matérialisme ordinaire une forme de métaphysique très vulgaire et archaïque. pour autant, au cours de mon histoire proprement philosophique, qui a commencé assez tardivement, et en quelque sorte par accident, la question ne fut pas d'abord la technique, mais bien la mémoire, et, à travers platon, la réminiscence comme la possibilité même de savoir, autrement dit, comme l'origine du savoir.
C'est sur ce chemin de la mémoire que j'ai retrouvé la technique : il m'est apparu plus tard que la technique était le coeur même de cette question de la mémoire. je ne me considère pas comme un " philosophe de la technique ", mais plutôt comme un philosophe qui tente de contribuer avec quelques autres à établir que la question philosophique est, et est de part en part, l'endurance d'une condition que je dis techno-logique : à la fois technique et logique, d'emblée forgée sur la croix que forment le langage et l'outil, c'est-à-dire ce qui permet à l'homme son extériorisation.
Or, l'extériorisation techno-logique est un accident, c'est-à-dire un défaut : un défaut d'origine autant qu'un défaut originaire. entre " l'origine " et " la fin ", mais aussi à l'origine et à la fin, au cours du temps et comme ce cours, se tient un processus accidentel, et non seulement essentiel, tel que des choses arrivent, qui font que, contrairement à l'illusion métaphysique, la fin n'est pas déjà là dans l'origine.
C'est cette accidentalité (et la généalogie qu'elle appelle) que la philosophie doit savoir penser : la penser, c'est-à-dire en faire une nécessité du défaut, un défaut qu'il aura fallu. cette accidentalité est le sens premier de la technique, dont la philosophie doit être capable de dire non pas l'essence, mais la nécessité, contre le danger toujours imminent de la vanité, de l'absurde et de l'im-motivé, de l'ir-rationnel : la raison est d'abord le motif.
Telle est sa responsabilité du philosophe - par accident, et par défaut.
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Mon devenir-philosophe en acte, si cela eut lieu, et je crois bien sûr que cela eut lieu, fut l'effet d'une anamnèse produite par une situation objective dans le cours accidentel de mon existence.
L'accident consista en cinq années d'incarcération que je passai à la prison saint-michel de toulouse puis au centre de détention de muret, entre 1978 et 1983 - années évidemment précédées par un passage à l'acte, c'est-à-dire par une transgression. or, ce furent cinq années de pratique philosophique, de phénoménologie expérimentale, et de passage aux limites de la phénoménologie, après ce " passage à l'acte " qui n'avait, en soi, strictement rien de philosophique.
On doit toujours être prêt à philosopher à mort, comme le fait socrate, et philosopher dans le mourir qu'est une vie ; mais " une vie ", cela veut dire ici une existence et une facticité, c'est-à-dire une accidentalité. par exemple, la condamnation à mort de socrate est un accident qu'il faut : dont socrate va faire en sorte qu'il le faille, dont il va faire un défaut qu'il aura fallu. la vocation philosophique, s'il y en a, se donne comme chez proust dans le futur antérieur d'un après-coup, comme endurance de l'après-coup.
L'après-coup traverse et structure ce que ces cinq années de prison furent pour moi - mais aussi les vingt qui les suivirent, et qui m'ont conduit aujourd'hui devant vous comme devant la loi.
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Constituer l'Europe Tome 1 : dans un monde sans vergogne
Bernard Stiegler
- Galilee
- 15 Septembre 2005
- 9782718606897
La construction et la constitution de l'europe visent à créer un nouveau processus d'individuation psychique et collective au sein duquel puissent se co-individuer des processus d'individuation déjà existants : les nations européennes.
Parce qu'ont muté, du fait du développement technologique, les conditions générales de l'individuation à travers l'ensemble du monde industrialisé, il y a aujourd'hui à faire converger les processus d'individuation nationaux, en europe et partout sur la terre, vers des processus continentaux et supranationaux : la nation n'est plus un cadre autosuffisant pour assurer de bonnes conditions d'individuation à ses habitants.
Mais d'autre part, l'individuation psychique et collective industrielle issue du capitalisme contemporain est devenue autodestructrice. car elle est rongée par le contre processus d'une ruineuse désublimation, induite par une baisse tendancielle de l'énergie libidinale que détruit sa captation par les médias de masse : c'est le " temps de cerveau disponible " devenu une marchandise comme les autres - ce dont parle m.
Le lay sans vergogne, exhibant ainsi le règne d'une grande misère symbolique et d'une démotivation généralisée. le modèle industriel dominant tend en effet à détruire cette vergogne dont les grecs anciens, qui la nommaient aidôs, posaient qu'elle est, avec la justice (dikè), et comme principe sublime, la condition de toute constitution politique. l'europe ne se constituera qu'à la condition de lutter contre ce qui, dans la société industrielle, conduit à la désublimation comme liquidation de toute vergogne.
Cette analyse est développée dans le présent ouvrage sur le plan d'une économie politique et par des considérations de politique industrielle : la protection de la vergogne n'est plus une simple question de morale, ou de " valeurs ", mais d'organisation des échanges symboliques, c'est-à-dire d'abord, de nos jours, d'organisation industrielle de la production et de la consommation. la démotivation qui a été engendrée du côté de la production comme de la consommation par la mise en oeuvre, au xxe siècle, de techniques de calcul des performances et de recherche des motivations, sera le thème du second tome de cet ouvrage, le motif européen, qui esquissera les bases d'une nouvelle théorie du motif à partir du concept d'individuation, et comme élément crucial d'une civilisation industrielle réinventée.
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dans son analyse de l'esprit du capitalisme, max weber posait en principe que celui-ci ne se développerait que comme désenchantement et rationalisation de la , société - cette rationalisation étant alors entendue au sens de l'application du calcul à toutes les activités humaines.
le capitalisme est aujourd'hui devenu planétaire, et il semble bien que le processus que décrivait weber est arrivé à son terme. or, comme résultat de la rationalisation, ce terme paraît condamné à s'effondrer dans l'irrationnel le plus inquiétant. il engendre une misère spirituelle (une paralysie des fonctions de l'esprit humain) d'oú a disparu la raison comme motif d'espérer: comme " règne des fins ", selon l'expression de kant.
comme disparition de tout horizon d'attente - de toute croyance, religieuse, politique, ou libidinale, quelle soit amoureuse, filiale ou sociale, constituant le tissu des solidarités sans lesquelles aucune société n'est possible, ce qu'aristote nommait la philia-, le désenchantement absolu frappe en particulier ceux qui pensent ne plus rien avoir à attendre du développement des sociétés hyperindustrielles.
ces désespérés sont des " desperados ", et ils seront de plus en plus nombreux. or, n'avoir plus rien à attendre signifie tout aussi bien n'avoir plus rien à craindre, ce qui est également le sens de l'elpis grecque: attente qui est porteuse à la fois de l'espoir et de la crainte. dans le désespoir, il n'y a plus de crainte - et les mécanismes de répression, qui prolifèrent pour tenter de colmater les effets de la perte d'autorité qu'est aussi la perte d'esprit, sont de moins en moins efficaces.
car finalement, ils engendrent de plus en plus le contraire de ce pour quoi ils sont faits - et sous des formes extrêmes, et totalement irrationnelles, c'est-à-dire imprévisibles. c'est ce qui advient en ce moment, et c'est une très mauvaise nouvelle : l'hyperpuissance du système technique de l'époque hyperindustrielle ne peut demeurer puissante que pour autant qu'y règne une confiance ordinaire que l'irrationalité destructrice engendrée par la liquidation du règne des fins ne peut que ruiner.
la confiance est le préalable du fonctionnement de l'hyperpuissance: dès lors que celle-ci est perdue, l'hyperpuissance se renverse en hypervulnérabilité et en impuissance. la perte des motifs d'espérer se répand alors à tous comme une maladie contagieuse. ce tous n'est plus un nous : c'est une panique.
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la société souffre aujourd'hui de la consommation.
elle le sait, ou elle le sent. et plus elle le sait - ou le sent -, et plus elle consomme. ce cercle vicieux est un cercle addictif, typique du capitalisme hyperindustriel. il engendre mécréante et discrédit, perte d'individuation psychique et collective, désaffection et désaffectation des individus. comment en sortir ? parvenu au stade oú la toxine crée plus de souffrance que de soulagement - étant devenue un système de dépendance sans issue, puisque l'augmentation des doses conduit à la diminution de leurs effets -, le toxicomane 1) voudrait se désintoxiquer, ayant identifié et éprouvé les conséquences de l'intoxication comme telle, et cependant 2) ne peut pas et ne veut pas actuellement cesser de consommer le poison.
comment faire pour que ce toxicomane en souffrance, c'est-à-dire en puissance de se réindividuer, et qui voudrait se désintoxiquer, c'est-à-dire cesser de se désindividuer, trouve le courage de passer à l'acte ? telle est la question politique comme procédure thérapeutique - entendons par là : comme dispositif de soins, cura, mélétè, therapeuma, souci de soi entendu comme gouvernement de soi et des autres (michel foucault), bref, otium, et otium du peuple s'il est vrai que le demos est à la fois malade et puissant d'une doxa (d'une opinion publique) toxique, mais aussi tonique de toutes ses possibilités de passer à l'acte (comme le montre maurice blanchot dans l'entretien infini).
intoxiqué, le capitalisme est aujourd'hui ce qui doit être défendu (contre lui-même) et non ce qui doit être combattu : il faut l'empêcher de très mal finir, et trouver la voie pour que cette époque de l'individuation se poursuive et finisse bien : conduise à autre chose. une nouvelle société industrielle doit être pensée, selon un autre modèle industriel, qui repose sur une socialisation des technologies issues de la grammatisation, que platon appelait déjà des pharmaka - à la fois poisons et remèdes.
il n'y aura un avenir de la société industrielle que dans la mesure oú celle-ci saura cultiver à nouveau un otium du peuple comme sublimation : que dans la mesure oú elle saura se constituer en une nouvelle économie libidinale qui ne peut être qu'une écologie libidinale des pharmaka de notre temps. le fait, c'est la désublimation. et le problème, c'est ce que le processus d'individuation psychique et collective suppose de sublimation étayant le surmoi nécessité lui-même par ce que j'appelle l'être en défaut, et qui ne peut faire lui-même défaut sans que la barbarie ne règne - car c'est alors que, comme l'a écrit sigmund freud dans l'avenir d'une illusion, " les créations de l'homme sont aisées à détruire et [que] la science et la technique qui les ont édifiées peuvent aussi servir à leur anéantissement ".
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« La violence et l'insécurité dans lesquelles nous vivons - aussi exploitées qu'elles puissent être fantasmatiquement, voire manipulées de manière délibérée - relèvent avant tout d'une question de narcissisme, et sont le fait d'un processus de perte d'individuation. Il s'agit de narcissisme au sens où un homme comme Richard Durn, assassin d'un nous - assassiner un conseil municipal, représentation officielle d'un nous, c'est assassiner un nous - souffrait terriblement de ne pas exister, de ne pas avoir, disait-il, le «sentiment d'exister» : lorsqu'il tentait de se voir dans une glace, il ne rencontrait qu'un immense néant. C'est ce qu'a révélé la publication de son journal intime par Le Monde. Durn y affirme qu'il a besoin de «faire du mal pour, au moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d'exister».
Richard Durn souffre d'une privation structurelle de ses capacités narcissiques primordiales. J'appelle «narcissisme primordial» cette structure de la psychè qui est indispensable à son fonctionnement, cette part d'amour de soi qui peut devenir parfois pathologique, mais sans laquelle aucune capacité d'amour quelle qu'elle soit ne serait possible. Freud parle de narcissisme primaire, mais cette expression ne correspond pas tout à fait à ce dont je parle : elle désigne l'amour de soi infantile, une époque précoce de la sexualité. Freud parle aussi de narcissisme secondaire, ce qui survient à l'âge adulte, mais il ne s'agit encore pas de ce que je nomme le narcissisme primordial, qui est sans doute plus proche de ce que Lacan désigne dans son analyse du «stade du miroir».
Il y a un narcissisme primordial aussi bien du je que du nous : pour que le narcissisme de mon je puisse fonctionner, il faut qu'il puisse se projeter dans le narcissisme d'un nous. Richard Durn, n'arrivant pas à élaborer son narcissisme, voyait dans le conseil municipal la réalité d'une altérité qui le faisait souffrir, qui ne lui renvoyait aucune image, et il l'a massacrée. » B. S.
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La technique et le temps Tome 3 : le temps du cinema
Bernard Stiegler
- Galilee
- 10 Octobre 2001
- 9782718605630
Le système technique mondial repose désormais intégralement sur les technologies numériques.
Une conséquence majeure de cet état de fait est l'intégration fonctionnelle des mnémotechnologies au système de production des biens matériels, ce qui constitue une immense rupture historique : ce sont les dispositifs de production des symboles, qui relevaient jusqu'alors des sphères de l'artistique, du théologique, du juridique et du politique, qui sont désormais totalement absorbés par l'organisation mondiale du commerce et de l'industrie.
La production symbolique est hégémoniquement contrôlée par les industries culturelles dans la mesure où celles-ci se sont emparées des dispositifs rétentionnels qui configurent le temps dans sa forme la plus pure : comme flux de conscience.
C'est précisément sous ce nom d'industrie culturelle qu'Adorno et Horkheimer dénoncèrent ce devenir industriel de l'activité de l'esprit, c'est-à-dire sa soumission exclusive aux critères marchands de sélection.
Ils y virent une perversion de cette opération de l'imagination transcendantale que Kant appelle le schématisme. Selon eux, une telle perversion fut rendue possible par un processus d 'extériorisation technique du processus de production des schèmes, en laquelle ils voyaient le comble de l'aliénation des esprits et des corps.
Le tempe du cinéma et la question du mal-être veut montrer à la fois l'urgence de cette question, la grande faiblesse de cette analyse, et la nécessité de procéder, face au fait historique de l'industrialisation de l'esprit, à une critique des attendus de la Critique de la raison pure quant à l'analyse du schématisme.
Cette critique sera menée à partir du cinéma, pour conduire à une analyse de l'activité de la conscience - et de son producteur, l'inconscient - comme étant originairement un processus de production cinémato-graphique, ce qui confère aussi à cet ouvrage une portée géopolitique : Hollywood devient ainsi la Métropolis du monde.
Si le cinématographe peut pénétrer les flux des consciences au point de donner parfois l'impression qu'il les contrôle, surtout lorsqu'il devient télévision, c'est parce que !a conscience est elle-même avant tout projection, tout aussi bien que montage et réalisation d'un flux temporel où les flux en quoi consistent les objets cinématographiques se coulent, s'écoulent, se moulent, et moulent en retour le matériau des masses de consciences auxquelles l'industrie s'adresse à travers eux.
Car les marchés sont avant tout des consciences.
Or, l'intégration des industries du symbole et de la logistique est ce qui permet, lorsque le cinéma devient télévision, un contrôle total des marchés en tant qu'ensembles de flux de consciences qu'il s'agit de synchroniser.
Cependant, une conscience est essentiellement libre, c'est-à-dire diachronique, c'est-à-dire exceptionnelle, singulière, irréductiblement mienne.
De cet état de fait qu'habite une contradiction explosive résulte un profond mal-être - un mal-être historique que l'on n'ose plus appeler une " époque de l'être ", mais plutôt une épreuve du devenir vécu comme non-être, c'est à dire comme devenir mauvais : comme néant.
Ainsi s'ouvre à nouveau la question du mal.