Cet ouvrage, paru en 1983, est très vite devenu un classique contemporain, tant après lui nombre se sont engagés dans la brèche de cette première vraie critique de la modernité artistique.
Le constat demeure aujourd'hui encore lucide : depuis les années 1950 se sont multipliés aussi bien les musées d'art moderne que les écrits qui lui sont consacrés. Mais jamais on a aussi peu peint, jamais on a aussi mal peint. La pullulation d'objets hétéroclites qui ne ressortissent à l''art' que par l'artifice du lieu qui les expose et du verbe qui les commente amène à poser la question : vivons-nous le temps d'un moderne tardif, au sens où l'on parle d'un gothique tardif ?
Quelles sont les causes de ce déclin? En transposant dans le domaine des formes le propos millénariste des Révolutions, la théorie de l'avant-garde a peu à peu fait entrer la création dans la terreur de l'Histoire. De ce point de vue, le primat de l'abstraction imposé après 1945 aux pays occidentaux n'est que la figure inverse de l'art d'État que le réalisme socialiste a imposé aux pays soviétiques. Elle a entraîné une crise des modèles : inverse de celle du néo-classicisme qui rejetait la perfection de l'art dans le passé, elle a projeté dans le futur une perfection désormais inaccessible dans le temps. Elle a aussi entraîné une perte du métier : le n'importe-quoi, le presque-rien, l'informe et le monstrueux comme variétés de l'hybris moderne redonnent à la querelle de l'art comme savoir-faire ou comme vouloir-faire une singulière actualité.
Plutarque raconte que, des sept mille Athéniens faits prisonniers durant les guerres de Sicile, échappèrent aux travaux forcés dans les latomies, et donc à la mort, ceux qui surent réciter à leurs vainqueurs Grecs comme eux, quelques vers d'Euripide. Les nazis n'appliquèrent pas ce trait de clémence antique aux déportés des camps.
Pourtant la mémoire - la culture - joua un rôle majeur dans le destin de certains déportés. En septembre 1944, le peintre Zoran Mušic est déporté à Dachau. Il y réalise, au risque de sa vie, une centaine de dessins décrivant ce qu'il voit : les scènes de pendaison, les fours crématoires, les cadavres empilés par dizaines, c'est-à-dire l'indescriptible.
La question que pose ce livre est la suivante : que pouvait alors la mémoire contre la mort, l'art contre l'indicible ? Non pas « après », mais dans le quotidien de la vie des camps ? Et que peut-elle aujourd'hui ?
"Je pense que pour moi, l'art que je préfère, c'est vraiment l'art égyptien. Je ne sais pas pourquoi. Je n'arrive tout simplement pas à croire à la mort telle qu'on la percevait en Egypte. Je crois qu'on naît et qu'on meurt, et c'est tout. Mais néanmoins, à partir de leur obsession de la mort, les Egyptiens ont créé les images les plus extraordinaires. " F. B.
«Il est temps de constater que cette peinture, si unique en ce siècle, qui s'inscrit dans la descendance de David et de Courbet, n'aura été si singulière qu'à croître à la lumière de deux des plus grands poètes de ce temps.
Rilke avait donc été, entre 1920 et 1927, son père spirituel. Mais, tout aussitôt après sa mort, et sans discontinuité, Pierre Jean Jouve lui succède dans cette sacra conversazione. Entre ces trois êtres, le peintre et les deux écrivains, rencontres, coïncidences, correspondances se multiplièrent ...»
«J'habite un corps qui m'est si étranger que je ne sais plus comment en sortir - ni comment y rentrer.» Avec ces «Exercices de piété», Jean Clair continue son oeuvre de diariste, en se penchant d'abord sur lui-même. Il évoque de nouveau son enfance en Mayenne, ses parents dont il dresse des portraits émouvants, presque déchirants, la campagne des années quarante et cinquante qui a disparu comme les haies qui la scandaient, revenant ainsi à des thèmes dont ses lecteurs sont familiers.
Souvenirs et réflexions s'égrènent le long de séquences aux titres mystérieux et évocateurs comme «L'intrus», «Les papillons», «Le suaire», «L'assassin»... dans des pages éblouissantes, sur le corps vieilli, les absences, les insomnies, l'Italie, le souvenir des femmes aimées. Jean Clair a un don étonnant pour faire ressentir le tactile, les paysages, et aussi les émerveillements de l'enfant qu'il fut et que nous, lecteurs, fûmes.
Crimes, prisons, décapitations, autant de thèmes qui parcourent en tous sens l'art depuis la Révolution française et ses premières tentatives d'abolir la peine de mort. Qu'il soit politique ou crapuleux, le crime de sang décuple par l'image sa puissance fantasmatique sur nous. Car la violence, même si elle n'est pas assortie de l'expression du plaisir, en apporte au spectateur, quelle que soit sa répulsion première. Des représentations littérales aux allégories de toutes sortes, la peinture confirme à foison cette ambiguïté fondamentale : des pendus de Victor Hugo à La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime de Pierre Paul Prud'hon. De nouveaux thèmes s'imposent à l'imaginaire, telle la femme criminelle. Stigmatisée par Jacques Louis David, réhabilitée par Paul Baudry puis noircie à nouveau par Edvard Munch, Charlotte Corday rejoint ainsi les figures du mythe. Se pose aussi la question des rapports entre folie, génie et crime, des prisonniers d'Eugène Delacroix à ceux d'Egon Schiele. Les plus grands artistes sont ceux chez qui la représentation exaspérée du crime ou de la peine capitale aboutit au saisissement maximum, de Francisco Goya et Théodore Géricault à Edgar Degas, Pablo Picasso, Otto Dix, George Grosz. Pari social, monstre conscient ou tueur irresponsable, le criminel a toujours fait débat. De même, son châtiment. Il n'est pas de meilleur miroir de l'homme et de l'art modernes.
L'art moderne s'est souvent voué à la laideur. Anatomies difformes, palettes outrées, compositions incongrues, volonté de surprendre et de heurter:qui oserait encore parler de beauté? Faute de pouvoir en appeler à la raison historique et à la désuétude des canons anciens - des proportions de Vitruve à la perspective d'Alberti -, ne convient-il pas de rechercher ce qui a provoqué ce changement radical dans l'élaboration des formes qu'on appelle «art»? S'appuyant sur les matériaux patiemment rassemblés depuis trente ans à travers de mémorables expositions, de «L'Âme au corps» à «Crime et châtiment» en passant par «Mélancolie:Génie et folie en Occident» et «Les années 1930:La fabrique de l'Homme nouveau», Jean Clair propose une lecture anthropologique de l'esthétique moderne qui croise l'histoire de l'art, l'histoire des sciences et l'histoire des idées. Ainsi la seule année 1895 a-t-elle vu, simultanément, la naissance du cinéma, la découverte des rayons X, les applications de la radiotéléphonie (mais aussi la croyance en des rayonnements invisibles chez les tenants de l'occultisme), les premiers pas de la psychanalyse, l'essor de la neurologie:la sensibilité en est bouleversée, mais d'abord la façon qu'a l'artiste de se représenter le monde visible et singulièrement le corps humain. Paradigmes et paramètres, les modèles ont changé. L'art devient l'expérimentation du monstrueux et crée de nouvelles entités parmi lesquelles Jean Clair distingue trois figures directrices:le mannequin des neurologues, descendant des alchimistes et de Goethe, le Géant des dictatures, «l'Ogre philanthropique» dont Le Colosse de Goya est le prototype, l'Acéphale enfin, le nouveau dieu des avant-gardes célébré par Georges Bataille.
Un livre de raison, tenu sur quatre saisons, comme il y a quatre humeurs et quatre âges. Choses vues, notations, réflexions et aphorismes : l'humeur noire domine, portée parfois à la fureur devant la dévastation d'une culture, la ruine de la langue, la vulgarité arrogante des médias, les signes irréfutables, glanés au jour le jour, d'un effondrement sournois du monde et de la venue d'un nouveau temps des barbares. Mais l'étonnement, l'émerveillement, la tendresse, l'enchantement percent plus d'une fois dans ce petit livre de pensées, quand il s'ouvre à l'intime et au chant. " Justification, peut-être, de ce journal, cette réflexion de Julien Green : "Le secret, c'est d'écrire n'importe quoi, parce que lorsqu'on écrit n'importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes." "
À partir d'une sculpture d'Alberto Giacometti, Le Nez, de 1947, dont il existe, outre la fonte en bronze, deux plâtres peints, Jean Clair a écrit un texte court et fascinant qui jette une lumière inattendue sur l'oeuvre entier.
En dehors de l'historiographie traditionnelle - avec toutefois des éléments biographiques jusqu'ici négligés -, l'anthropologie, le folklore, la psychanalyse, la biologie sont convoqués pour enrichir l'approche de l'historien d'art. Des livres pour enfants - les Contes de Perrault, le Pinocchio - à la tradition érotique où le nez s'exhibe et se cache à la fois - de Gogol à Stanley Kubrick -, des rituels carnavalesques de l'Italie du Nord au mythe de la Chasse sauvage, des mutilations sacrificielles à la chirurgie esthétique, une lecture brève, mais foisonnante, illumine l'oeuvre de Giacometti. Tout opposé aux approches canoniques qui ont fait de lui une figure désincarnée, angélisée ou sanctifiée, cet essai donne l'image d'un homme pétri de quotidien, obsédé par le sexe et la mort, et plus proche de Bataille et de Picasso qu'il ne l'était de Breton et des surréalistes.
Intelligere et eligere sont proches dans la langue. Choix dans le fouillis du visible, la distinction est compréhension et beauté. Intelligence et élégance ont partie liée. Voir, comprendre, distinguer sont une même chose. Le vieux mot français de mire, pour dire le médecin, atteste encore l'affinité entre l'art de l'artiste, qui produit des choses «admirables», et le savoir du savant, qui regarde et qui garde. La science et l'art prennent soin du monde.Dans ce dialogue entre l'art et la science, la psychanalyse, prise entre le verbe et l'image, joue un rôle majeur. Elle n'est pas seulement contemporaine de Bocklin et de Klinger. Questionnant un corpus iconographique particulier pour valider sa démarche, de Moïse à Léonard de Vinci, se voulant à l'occasion, dans la Traumdeutung, une «science» de l'image, elle est aussi l'héritière du Symbolisme, et peut-être sa prisonnière.Rappelant les privilèges de ce que Goethe appelait Die Welt des Auges, cette suite d'essais se développe comme un plaidoyer pour une science romantique.
" Au fond, on ne peut rien dire de la sensation, sinon qu'elle nous comble.
Mais quel vide en nous remplit-elle ? Que peut-on dire du parfum d'une fleur, sinon qu'il nous enchante ? Il n'a pas été créé pour nous et nous en prenons pourtant notre part, d'autant plus fortement peut-être que, contrairement à l'insecte, nous trouvons en lui un univers libéré de la nécessité. De quelle harmonie le corps est-il le temple qui, si nous étions un peu plus sûrs de nous et plus attentifs aux sensations qui nous traversent, pourrait nous faire pressentir la nature de ce que sont les dieux ? " Ce livre, écrit dans la tradition de l'érudition libertine, recherche les traces d'un certain savoir fondé sur les sens.
En une suite de digressions apparemment capricieuses, créant tout un réseau d'échos entre chaque thème, il chemine, de la statue de marbre de Condillac aux cires de la Specola de Florence, du clavecin de Diderot à un sex-shop de la rue Saint-Denis, d'une gravure de Rembrandt à une peinture de Vermeer. C'est bien de rencontres qu'il s'agit, dessinées comme " en passant " d'un trait lumineux. C'est aussi un roman d'apprentissage, où l'auteur retrouve une identité et un nom.
Ancien directeur du Musée Picasso de Paris, commissaire d'expositions, l'auteur s'insurge contre la faiblesse des politiques culturelles françaises et une certaine dérive muséologique avec le monnayage des collections nationales. A titre d'exemple, il cite la politique du Louvre à Abu Dhabi.
Un entre-deux d'ambiguïtés. Qu'en est-il du mouvement moderne dans ces années 1915-1929, années de reflux, de doute, d'incertitude, et dont l'ouverture de l'exposition des Arts décoratifs à Paris marque le point d'orgue? En 1926 paraît l'opuscule de Jean Cocteau Le Rappel à l'ordre, dont l'intitulé indique, mieux que l'expression «retour à l'ordre», l'inquiétude qui plane sur cette époque-là. La décennie suivante, de 1929 à 1939, voit la montée vers le second conflit mondial, l'avènement des régimes totalitaires en Italie, en Espagne, en Allemagne, mais aussi en Union soviétique. D'une apocalypse, l'autre:cette époque qui va des Années folles aux années de feu est aussi celle qui, de l'Octobre rouge à l'Octobre noir, vit l'affrontement de deux modèles économiques inconciliables mais aussi la fin des utopies. Ces années noires, vouées au travail du deuil, sous le voile d'une folie apparente, furent les années d'un enjeu terrifiant auquel aujourd'hui nous demeurons soumis.
«J'appartiens à un peuple disparu. À ma naissance, il constituait près de 60 % de la population française. Aujourd'hui, il n'en fait pas même 2 %. Il faudra bien un jour reconnaître que l'événement majeur du XX? siècle n'aura pas été l'arrivée du prolétariat, mais la disparition de la paysannerie. Ce sont eux, les paysans, qui mériteraient le beau nom de peuple originaire que la sociologie applique à d'improbables tribus. En même temps que les premiers moines, ce sont eux qui ont défriché, essarté, créé un paysage, et qu'ils lui ont donné le nom de couture, c'est-à-dire de culture, ce mot que les Grecs n'avaient pas même inventé:une façon d'habiter le monde autrement qu'en sauvage. Cette classe, dont j'avais tant envié la fortune et l'aisance, et dans laquelle je serai, fût-ce à reculons, entré, cette intelligentsia tant admirée mais surtout dont j'avais redouté l'arrogance, face à ces enfants de bourgeois qui me faisaient une peur de chien quand je les rencontrais, il m'apparaît aujourd'hui qu'elle aura trahi, installée qu'elle est, de par sa propre volonté et par sa propre paresse, dans un exil culturel permanent et profond.»
Plutarque raconte que, des sept mille Athéniens faits prisonniers durant les guerres de Sicile, échappèrent aux travaux forcés dans les latomies, et donc à la mort, ceux qui surent réciter à leurs vainqueurs Grecs comme eux, quelques vers d'Euripide.Les nazis n'appliquèrent pas ce trait de clémence antique aux déportés des camps. Citer Goethe ou Schiller ne fut à ces derniers d'aucun secours.Pourtant la mémoire - la culture - joua un rôle majeur dans le destin des déportés. Savoir par coeur un poème met à l'abri du désastre. Ce que l'on garde en esprit, aucune Gestapo, aucune Guépéou, aucune C.I.A. ne peut vous le retirer.En septembre 1944, le peintre Zoran Music est déporté à Dachau. Il y réalise, au risque de sa vie, une centaine de dessins décrivant ce qu'il voit : les scènes de pendaison, les fours crématoires, les cadavres empilés par dizaines, c'est-à-dire l'indescriptible.Plus que la formule trop citée d'Adorno sur Auschwitz, la question que pose ce livre est la suivante : que pouvait alors la mémoire contre la mort, l'art contre l'indicible ? Non pas «après», mais dans le quotidien de la vie des camps ? Que peut-elle aujourd'hui dans une modernité qui, par son déni de la culture au nom de l'égalitarisme, et par sa tentation, au nom du progrès biologique, de légaliser l'euthanasie et l'eugénisme, semble souscrire au nomos de la vie concentrationnaire même ?
«... D'un côté Bouvard et Pécuchet, de l'autre des Esseintes. Tous les savoirs, y compris les plus douteux, toutes les ivresses, y compris les plus ignobles. Qu'est-ce qu'un jeune peintre affamé comme Picasso pouvait bien encore dévorer ? Surtout au contact d'un artiste académique, son père, Ruiz, à lui seul une encyclopédie de modèles et de savoir-faire ? Eh bien, il lui faudrait recommencer de rien. Retourner aux origines. Quelque chose comme la Grèce, peut-être, au temps des archaïsmes. Une Grèce primitive, sauvage, violemment coloriée, effrayante, sans le filtre des interprétations classiques. Comment arriver à supporter l'éclat direct de ce feu premier, brûlant comme la divinité, qui ne se peut regarder en face ? Sans doute, il y avait eu, en 1906, au musée du Trocadéro à Paris, la découverte de l'ethnologie, la culture de l'autre. Freud à la même époque ne tentait-il pas d'appuyer ses propres recherches du côté de Bachofen, de Frazer, de Frobenius ? Mais c'est l'Océanie, les Nouvelles-Hébrides, la découverte d'objets qui ne sont pas d'art mais de pratique rituelle, magique et religieuse qui intéressent Picasso : non pas des oeuvres de musée, mais des instruments de magie, les outils d'une possession, au sens où l'on parle de possédés, de pratiques d'envoûtement. Cette expérience l'ouvrira à ce que Rudolf Otto, en 1917, dans son livre sur Le Sacré, appellera le numineux. Elle est d'ordre initiatique, non pas esthétique. Il faudrait encore ajouter ce qu'il découvre pêle-mêle et en même temps : la sculpture ibérique, le vieux fonds celte de l'Espagne, la statuaire romane, dans les églises du nord de la Catalogne, c'est-à-dire, toujours, la tradition, puis les fresques des absides et des voûtes... En fait, on a affaire à une genèse spirituelle où tout est déjà là, simultanément. » Jean Clair.