On a du mal à concevoir aujourd'hui que Gabriele D'Annunzio (1863-1938) fut l'écrivain-personnage le plus entouré, le plus imité, le plus jalousé de son temps. Henry James, Shaw, Stefan George, Heinrich et Thomas Mann, Karl Kraus, Hofmannsthal, Kipling, Musil, Joyce, Lawrence, Pound, Hemingway, Brecht, Borges et tous les Français - de Remy de Gourmont jusqu'à Cocteau, Morand, Yourcenar - trois générations d'intellectuels l'ont lu, étudié et copié, quitte à le renier ou l'oublier par la suite.
Une légende, noire et rose à la fois, a fleuri abusivement autour d'un homme hors norme, dont le talent protéiforme, l'exceptionnelle vitalité et le courage physique, le goût de se dépasser en tout domaine, évoquent irrésistiblement le Minotaure de Picasso. Ce livre se propose de le faire redécouvrir tel qu'il fut.
D'Annunzio n'a pas été tour à tour poète, romancier, auteur dramatique, séducteur qui défraya la chronique de son temps, aviateur, héros de la guerre, condottiere, Comandante à Fiume, jusqu'aux dix-sept dernières années de repli volontaire dans son palais du Vittoriale sur le lac de Garde, souvent revêtu d'un froc de bure. Il fut, du début à la fin, un poète de l'action, composé de tous ces éléments divers, un barde que le mouvement soulève, que le repli paralyse et que l'inertie tue. Non pas un aventurier, mais un véritable prince de l'aventure, précurseur des Lawrence d'Arabie, Saint-Exupéry, Malraux, et Romain Gary, qui se sont inspirés de lui.
Un ambassadeur exilé d'un lointain pays en proie à la guerre civile revit les espoirs et les illusions d'une existence balayée par l'histoire, comme son grand amour d'antan. Un attaché culturel japonais poursuit la femme de ses rêves, de Rome à la veille de la guerre jusqu'à Tokyo vingt ans plus tard et à Denver de nos jours. Une belle femme alcoolique conduit son Alfa Romeo le long du lac de Genève, en quête de l'homme de sa vie qui vient de s'éteindre- ce qu'elle feint d'ignorer.
Trois histoires éblouissantes et drôles, qui composent un seul roman, empreint d'une mélancolie glaçante et d'une parodie douloureuse.
Protagoniste incontournable de la modernité, lu et traduit dans le monde entier, Ettore Schmitz, en art Italo Svevo (1861-1928), demeure un inconnu. Il est vrai que l'homme pratiquait tous les paradoxes. Cosmopolite, né à Trieste, sujet de l'Empire pendant les trois quarts de son existence, "il préféra écrire mal en italien, ce qu'il aurait pu bien écrire en allemand", selon le mot perfide de son antagoniste, le poète Umberto Saba. Commerçant avisé, industriel prospère dans l'usine de vernis de sa belle-famille, il "entra à la Trappe" et s'éloigna de la littérature pendant un quart de siècle. Juif converti au catholicisme lors de son mariage, il resta agnostique et réclama vainement des obsèques "sans prêtre ni rabbin". Epoux et père irréprochable, il rêvait de couper les femmes en morceaux et de manger leurs bottines. Foncièrement apolitique, il accueillit sans enthousiasme l'embrasement de 1914. Italien de coeur et de conviction, il comprit tôt que les troubles de l'après-guerre conduiraient à l'ère des fascismes. Très méfiant à l'égard de la psychanalyse, il a écrit pourtant le premier roman psychanalytique avec La conscience de Zéno (1923). Découvert par les élites européennes, grâce à l'amitié de Joyce et de Larbaud, il eut à peine le temps de savourer cette reconnaissance tardive, et s'éteignit en laissant inachevé son dernier chef-d'oeuvre, les Confessions d'un vieillard. Bref, Svevo reste largement une énigme. Un homme qui a fait de son oeuvre le siège de sa vie, mais dont "l'anti-vie", qu'il voulait faire oublier, est encore plus révélatrice.
En France, on connaît peu, et mal, l'extravagant Curzio Suckert, alias Malaparte (contrairement à Bonaparte, il avait, lui, envie d'être vaincu à Austerlitz et vainqueur à Waterloo.). Qui fut un immense écrivain (« Kaputt », « La peau », etc.) mais aussi dandy, homme couvert de femmes, communiste, fasciste, mussolinien, prochinois.
Ses innombrables métamorphoses intellectuelles et morales en font un témoin, un acteur et un symptôme assez unique dans l'histoire littéraire de l'Europe du XXème siècle. La biographie définitive que lui consacre Maurizio Serra fait le point sur ce destin hors-normes. Et raconte la vie prodigieuse d'un individu insaisissable qui courut de Moscou à Capri et de Paris à Pékin.
Certes, il existait déjà des biographies de Malaparte (en français, la dernière fut publiée voici une vingtaine d'années), mais aucune n'avait entrepris le méticuleux travail d'enquête dont s'est acquitté Maurizio Serra. Germaniste, il est allé interroger les archives allemandes et a eu accès aux archives russes ; sans parler des malapartiens survivants qu'il fréquente depuis longtemps. A l'arrivée, on dispose d'une somme impressionnante d'informations, de détails, d'anecdotes qui ressuscitent comme jamais Curzio « l'Arcitaliano ». Six entretiens (avec des personnalités aussi diverses que Giorgio Napolitano (l'actuel Président de la République italienne) ou Sandro Veronesi (qui analyse l'impact de Malaparte sur sa génération) complètent cet ouvrage remarquable.
Ce volume reprend le discours de réception à l'Académie française de Maurizio Serra, prononcé le 31 mars 2022, suivi de la réponse de Monsieur Xavier Darcos.
Comme le veut la tradition, ces deux textes sont suivis du discours de remise de l'épée, prononcé par Andreï Makine et des interventions lors de la cérémonie de remise de l'épée.