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bernard bonnelle
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À l'époque où Bernard Bonnelle était souspréfet d'un pays perdu, quelque part entre Auvergne et Limousin, il reçut un appel de la gendarmerie : on venait de trouver une Citroën fracassée dans un fossé. Les victimes de l'accident ? Une femme et son mari, âgés de 85 et 87 ans. Sa gorge se serre encore quand il se souvient du moment où l'on enfourna les corps dans l'ambulance : « Rien ne me paraissait plus désirable que cette entrée dans la mort main dans la main, au terme d'un long compagnonnage. J'ignorais que ce destin nous serait sèchement refusé. » Bernard Bonnelle a perdu son épouse l'an dernier.
Enfilant avec peine son costume de veuf, il rend hommage à l'amour de sa vie. C'est à l'Académie de la bière, en haut du boulevard de Port-Royal, qu'il la rencontre pour la première fois, le 6 décembre 1985, lors d'une soirée entre amis. Il est frappé par la gaieté de cette jeune fille en veste de tweed, et restera charmé trente ans durant par son mélange de mysticisme et de verve. Alors marin, il parcourt le monde à bord de la Jeanne d'Arc et elle ne quitte plus ses pensées. Les souvenirs défilent : leurs premières vacances en Italie et ce cruel rendez-vous manqué à Gênes, leurs séjours à Rome, mais aussi Toulon, Djibouti, Brest, Lorient et Papeete. Ce sont les jours heureux, l'arrivée des enfants, une complicité que rien ne flétrira jusqu'à la maladie. La pudeur de ce récit dépouillé n'empêche pas l'émotion d'affleurer à chaque page. L'auteur se souvient de ces vers de « Booz endormi » : « Et nous sommes encore tout mêlés l'un à l'autre / Elle demi-vivante et moi mort à demi. » Dans Les Noces de Gênes, livre de deuil et de résurrection, la femme de Bernard Bonnelle ne se contente pas de revenir comme un spectre : elle y apparaît plus vivante que jamais.
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«Avec sa forte carrure, sa bonne bouille de Pierrot lunaire et son accoutrement hétéroclite de provincial monté à Paris, Antoine ne passait pas inaperçu ; mais la distinction naturelle d'Henry, ses allures à la fois libres et policées, son profil racé et son sourire mi-charmeur, mi-moqueur avaient peut-être également attiré l'attention d'Antoine. En tout cas, lorsqu'un mauvais coucheur s'en était pris à Henry, tous ses amis parisiens s'étaient volatilisés - seul Antoine lui était venu en aide, faisant aussitôt battre en retraite le fâcheux.»La guerre était finie et ils n'avaient pas combattu. Tous deux détestaient la routine, la médiocrité et la grisaille des adultes. Ils voulaient toucher le ciel. Leurs caractères étaient opposés et leurs brouilles violentes ; ils étaient les meilleurs amis du monde.Antoine n'aimait que les avions, mais se traînait de déconvenue amère en échec cuisant. Pour Henry, tout était facile. En quelques mois, il devint l'un des alpinistes les plus brillants de sa génération. Après une série d'exploits retentissants dans les Alpes, il comptait bien être le premier à conquérir, dans l'Himalaya, un sommet dépassant 8000 mètres. Mais rien ne se passe jamais comme prévu...
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En 1939, au lendemain de la déclaration de guerre, Pierre Jouhannaud, jeune officier de marine, débarque à Djibouti, au carrefour de la mer Rouge et de l'océan Indien. Il doit prendre le commandement du patrouilleur l'Étoile-du-Sud, succédant à Alban de Perthes, son ami d'adolescence, retrouvé mort à bord.
Le jeune officier de marine veut connaître les raisons et les circonstances de cette mort. Il se heurte à un mur de silence. Autre sujet d'inquiétude, l'état de son navire, dont les chaudières à bout de souffle lui interdisent de quitter le port.
Vient le jour où Marquet, le chef de la marine révèle à Pierre qu'Alban s'est suicidé à la veille d'une mission périlleuse. Tout comme les défaillances de l'Étoile-du-Sud, ce suicide doit rester secret, pour ne pas démoraliser les équipages. Ni risquer de donner l'éveil aux espions, puisque la Côte française des Somalis est enclavée au milieu de territoires soumis à la souveraineté hostile de l'Italie fasciste.
Le lieutenant de vaisseau refuse de croire à la lâcheté de son ami. Il pressent que Marquet lui a menti en découvrant, sur un étal du marché, le violon dont Alban ne se séparait jamais. Il en a la confirmation un peu plus tard, dans la cabine de Potemkine, l'étrange homme à tout faire de l'Étoile-du-Sud. Là, il trouve une veste qui appartenait à Alban : en atteste la bague de cigare au fond d'une poche. L'autre poche renferme une photo d'identité représentant une jeune Éthiopienne. C'est l'indice qui, dans les méandres d'une ville magnifique et misérable, va conduire Pierre à la vérité.
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C'est le xvi e siècle. La France est déchirée. Les têtes des huguenots trônent sur des pics, les catholiques sont brûlés vifs dans leurs églises. François II, Charles IX, Henri III. Les souverains se succèdent sans parvenir à faire bais- ser les armes. Partout des villages assiégés sont décimés par la famine. Pour- tant, Gabriel des Feuillades, vétéran des guerres d'Italie et héros du siège de Sienne, veut retrouver foi dans les hommes. Depuis son domaine périgour- din, il tente d'oublier les excès de son temps en jouant aux échecs, relisant les Grecs, observant les arbres pousser. Et l'existence de cet amoureux de la nature, plus préoccupé du cosmos que des dogmes chrétiens, s'égrène, entre conversations avec son chapelain, parties de chasse avec son fils Ulysse et nuits volées auprès de sa pulpeuse servante - autant de menus plaisirs que cet hédoniste rapporte à la façon de Montaigne dans son livre de raison.
Mais l'Histoire ne se laisse pas ignorer si facilement : alors que les guerres de religion ensanglantent les pavés de Paris et de Bergerac, Gabriel est forcé de rallier le camp des catholiques. De son côté, Ulysse, déçu par son père et in- consolable depuis la mort de sa soeur, décide de s'engager. Le voilà parti sur les routes de France, amoureux d'une protestante mais guerroyant auprès des catholiques pendant de longues années. Jusqu'au jour où, apprenant que son père a préféré subir de redoutables épreuves plutôt que céder à l'ennemi, et que sa mère est morte sans sépulture, il oublie son animosité et décide de re- venir vers les siens.Tableau impressionniste, herbier littéraire, photographie d'une époque, Les Serviteurs inutiles est un diptyque romanesque qui interroge la mentalité des hommes de l'Ancien Régime avec une rare modernité. De sa langue sensuelle et ciselée, Bernard Bonnelle exhume l'un des chapitres les plus sombres de l'Histoire française et parle de tolérance et de réconciliation à une époque - la nôtre - qui n'en a jamais autant eu besoin.